Chose surprenante, c’est chaque fois lors de leur intervention aux U.S.A. que Freud et Lacan ont comparé la psychanalyse à une maladie contagieuse. Pour Freud, la psychanalyse était semblable à la peste qui allait infecter et corrompre le puritanisme américain. Quant à Lacan, la psychanalyse est une épidémie qui trouve notamment son support de transmission virale dans le signifiant. En filant la métaphore, on peut se demander aujourd’hui, soit plus d’un siècle après la conférence de Freud à la Clark University et presque cinquante ans après la dernière intervention de Lacan dans les universités nord-américaines, comment s’est propagé le virus de la psychanalyse sur le sol américain et dans quelles mesures il est encore actif. Comment s’est développée et implantée la psychanalyse sur la côte Est puis, différemment, sur la côte Ouest ? Comment se distribue-t-elle dans les champs disciplinaires universitaires ? Quelle est désormais la politique des associations et des Ecoles de psychanalyse, notamment en regard de la question de l’analyse profane dont on connait le désaccord historique avec Freud ?
Freud comme Lacan craignaient que la psychanalyse trouve aux Etats-Unis son antidote qui l’éradiquerait une fois pour toutes. Freud y voyait d’un mauvais œil le succès d’Adler, signe d’une édulcoration de la sexualité dans une morale sexuelle civilisée subordonnée aux valeurs du protestantisme. Lacan rejoignait Freud sur ce point, apercevant dans la psychanalyse nord-américaine une éclipse des termes les plus vivants de son expérience comme l’inconscient, la sexualité et, bien sûr, le champ de la parole et la fonction du langage ; leur éclat spécifique s’affadissant derrière une conception de la cure moins orientée vers l’assomption de la castration et l’avènement d’un désir inédit que par le souci d’optimisation des capacités et du potentiel de l’individu en vue de son adaptation à son entourage social. Ce human engineering trouvait, dans les années 50, son accomplissement dans les courants de l’ego psychology mais aussi du culturalisme que Lacan considérait comme ce qu’il y a « de plus discutable dans le développement de la psychanalyse aux Etats-Unis ».
Ces critiques sont-elles aujourd’hui caduques ? Si tel est le cas, comment la psychanalyse aux U.S.A. aurait-elle surmonté les impasses que Freud et Lacan avaient jadis identifiées en ce qui la concerne spécialement ? En revanche, si ces critiques gardent de nos jours leur pertinence, quelles sont les formes contemporaines américaines de ces déviations, leur degré d’extension et les raisons actualisées de leur succès dans des courants plus ou moins dominants ?
Enfin, au sujet du mot célèbre de Freud entrant aux Etats-Unis selon lequel « ils ne savent pas que nous leur apportons la peste », Lacan avait ajouté une inquiétude qu’il ne faut pas méconnaitre : et si la Némésis avait alors renvoyé à Freud son propre message en lui adressant « un billet de retour de première classe ». En d’autres termes, peut-on penser que l’épidémie freudienne, affaiblie par ses mutations américaines, ait pu à son tour se propager hors des frontières des Etats-Unis et, pourquoi pas, contaminer l’Europe ? Qui apporte la psychanalyse, apporte les résistances qui vont avec. Il s’agit de mesurer en quoi les dérives et les conditions de développement de la psychanalyse outre-Atlantique parlent aussi de nous.
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