Depuis plusieurs décennies, la prétention à pouvoir « parler pour les autres » est vivement combattue par de multiples mouvements militants (féministes, trans, en faveur des personnes handicapées, etc.). « Rien sur nous sans nous » : la formule entend souligner que toute intermédiation par la parole qui s’élaborerait en l’absence des « personnes concernées », risque de maintenir des rapports de domination en n’exprimant qu’imparfaitement, voire en trahissant les expériences vécues.
De sorte que toute parole pour les autres risquerait toujours d’induire une injustice épistémique d’ordre testimonial, selon les termes désormais consacrés de Miranda Fricker (2007). Ainsi s’impose, pour ne pas dupliquer les rapports de domination existants, la nécessité de « préserver la présence des sujets en tant que connaisseurs et acteurs » (Smith 1987). Encore faut-il porter attention à l’ambiguïté sémantique que recèle la locution « pour » dans « parler pour les autres ». Car parler pour les autres, ce n’est pas seulement parler en faveur des autres mais aussi à leur place, ce qui peut engager trois actes de parole distincts, potentiellement vecteurs de domination ou d’exclusion : un acte de représentation, qui suppose un mandat ou une désignation ; un acte d’interprétation, lorsque par exemple le chercheur en sciences sociales, le psychologue ou le médecin tentent de donner sens à un geste, à une parole ou à un symptôme ; enfin un acte de substitution lorsque, dans la vie ordinaire, la parole d’une personne se trouve empêchée par celle d’une autre prétendant exprimer ses idées mieux qu’elle ne pourrait le faire elle-même.
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