Entretien avec Mélanie Kerloc'h et Léa Renard



Marie-Françoise Dubois Sacrispeyre : Mélanie, vous êtes psychologue clinicienne. Vous vous êtes engagée pendant une dizaine d’années avec Médecins Sans Frontières dans différents contextes difficiles (Palestine, tremblements de terre au Népal, camps de réfugiés en Ouganda, avec des réfugiés du Moyen-Orient en Grèce, Ile de France) avant de participer en 2017 à l’ouverture d’un centre de jour pour mineurs non accompagnés en recours avec les associations MSF et le Comede, à Pantin en région parisienne.

Léa, après avoir exercé comme kinésithérapeute au CHU de Toulouse, vous avez choisi de vous former à l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris pour faire de votre passion un métier. Vous êtes depuis dessinatrice free-lance (affiches, illustrations de communications, ateliers, dessins de site internet, magazine...).

Vous nous avez soumis un projet d’ouvrage atypique pour nous par sa forme - puisqu’il s’agit d’une BD - mais qui nous a tout de suite séduites, Je ne suis pas venu ici pour manger des sandwichs. Mineurs non accompagnés : cas cliniques dessinés

Avant de nous parler du contenu de ce travail qui est très en phase avec nos choix et préoccupations éditoriales, pouvez-vous nous dire comment vous vous êtes rencontrées et comment vous est venue l’idée de créer ensemble ces tranches cliniques dessinées ?

Léa Renard : Mélanie et moi sommes amies. Lors de ma reconversion, j’ai passé une année complète à l’école des arts décoratifs de Paris. Mélanie travaillait au centre de Pantin à ce moment-là. Nous discutions souvent de nos travaux respectifs. Mélanie cherchait une manière de partager le travail qu’elle faisait avec les jeunes et de les rendre plus visibles. Moi, le sujet me passionnait par son aspect historique, mais aussi par son abord, la psychologie. J’avais aussi très envie de dessiner pour un projet concret. Nous avons exploré différentes pistes narratives et graphiques. Au bout, d’un certain temps, c’est cette forme du cas clinique dessiné qui s’est imposée.

MFDS : Mélanie, comment en êtes-vous venue à vous intéresser aux mineurs non accompagnés ? Quelle est leur situation en France aujourd’hui ?

Mélanie Kerloc’h : Je rentrais de missions MSF à l’étranger et je souhaitais exercer de nouveau en France. MSF se questionnait sur l’ouverture d’un programme en Ile de France et j’ai intégré cette équipe. C’était en 2017. Il y avait plusieurs pistes possibles au vu des difficultés de recours aux soins que vivaient les exilés en rue. Nous avons décidé de porter un projet pour les mineurs non accompagnés qui vivaient dans la rue, en dehors de tout système de protection, leur reconnaissance de minorité ayant été rejetée. C’est un public qui se trouve dans une non-existence administrative et qui supporte les paradoxes et le rejet que nous pouvons trouver dans notre société actuellement.

Les MNA peuvent être protégés par l’Aide sociale à l’enfance du département dans lequel ils résident avec des accompagnements de qualité hétérogène. Ils peuvent aussi être exclus de ce système de protection et être livrés à eux-mêmes. Leurs conditions de vie sont donc variables. Mais ces jeunes représentent un véritable enjeu car ils prennent place dans notre société sans leur famille, entre enfance et âge adulte.

MFDS : De nombreux MNA souffrent de troubles psychiques, ce qui est assez compréhensible au vu de leur parcours, mais peu ont accès aux soins. Comment réussissez-vous à proposer des accompagnements psychothérapeutiques ?

MK : En effet ils sont nombreux à souffrir de troubles psychiques. Ceux-ci peuvent être liés à leurs motifs de départ de leur pays d’origine, à l’exposition aux violences qu’ils rencontrent sur le chemin – car ils empruntent pour la plupart une route clandestine, en dehors de tout droit – mais aussi aux situations de discrimination qu’ils vivent en Europe et donc en France. Selon les études scientifiques menées sur le sujet, les MNA n’ont pas autant recours aux soins que leur état de santé l’exigerait. Ceci vient essentiellement de l’offre de soins. Ils ne connaissent pas le système de soin quand ils arrivent en France. Il est donc important de leur présenter, leur expliquer comment s’en servir mais aussi de sensibiliser les soignants à la situation de ces jeunes qui sont sans leur famille.

Leur proposer des suivis psychologiques ou des psychothérapies est possible et une majorité des jeunes qui en ont besoin adhèrent à ces soins. Au vu de leur précarité et de leur isolement, ceci doit s’inscrire dans une prise en charge holistique afin que les différents domaines de leur existence (hébergement, situation administrative…) puissent aussi avancer car ils sont en interrelations.

MFDS : Avez-vous toujours recours à des interprètes ?

MK : Je travaille avec des interprètes si le jeune et moi avons besoin d’une aide pour communiquer en détail. L’interprète est un collègue précieux qui soutient la dimension transculturelle du travail. C’est un aspect passionnant.

MFDS : Léa, vos dessins sont très suggestifs, ils permettent au lecteur de sentir et d’éprouver ce qui provoque la souffrance mais aussi l’espoir chez les jeunes migrants. Comment avez-vous procédé pour arriver à traduire en image leur cheminement psychique ?

LR : Il y a eu plusieurs étapes mais ce qui semble s’installer entre nous prend la forme d’aller-retour.  Mélanie me propose, toujours de manière anonyme, plusieurs situations cliniques qui abordent différentes séquences de travail. Ensemble nous en choisissons une. Cela me permet déjà de plonger dans un univers. Ensuite elle rédige sa partie. À sa lecture, je « jette » différents dessins/crayonnés qui traduisent plusieurs pistes et/ou métaphores. Nous discutons ensemble de ces premiers jets, de ce qu’ils nous évoquent, si nous trouvons que ça fonctionne ou pas. Mélanie revient sur mes interprétations dessinées, détermine si elles sont plus ou moins en cohérence avec ce qu’elle souhaite transmettre. Elle me suggère aussi des métaphores. Ce temps-là est souvent un petit régal, car c’est une phase de recherche entre les mots et les images.  Il y a une attention particulière sur « comment l’image peut apporter un autre regard, un autre éprouvé au propos ?  Est-ce que cette nouvelle dimension nous satisfait ? » Je pense que ces deux questions guident beaucoup notre travail.

MFDS : Quels étaient vos objectifs en imaginant cet ouvrage ? Quel public souhaitez-vous toucher ? 

MK : Je cherchais en effet une manière de parler de ce que vivent ces jeunes dans leur réalité interne et leur réalité externe. Il me semble déterminant de faire connaitre ces réalités, de montrer les mécanismes de production de la souffrance de ces jeunes et les effets des violences subies sur ces êtres en formation.

Selon nous, ce livre s’adresse aux soignants, aux travailleurs sociaux, acteurs associatifs… Notamment ceux qui accueillent ou commencent à accueillir des mineurs non accompagnés dans leur service de soins, dans leurs foyers... Au-delà, il s’adresse aux citoyens engagés, à toute personne qui se questionne sur ce public.

Le cas clinique dessiné est une entrée pertinente car il part de la singularité d’une situation, d’un suivi, d’une personne et trouve un écho dans le collectif. Le cas clinique est très utilisé dans les écrits spécialisés à destination de professionnels. Là il est dessiné. Le lecteur, même néophyte, entre dans la séance et perçoit le travail qui se déplie.

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